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CULTURES DE TOUS, CULTURES POUR TOUS |
Cultures de
tous, cultures pour
tous
En ouverture de ce texte qui cherche à permettre les conditions d'une vraie éducation culturelle pérenne et utile, je veux avoir une forte pensée pour Aminata Traoré, Samuel Sidibé et tous les amis du Mali, ce pays extraordinaire actuellement déchiré. Mon film "La pauvreté, c'est quoi ?", tourné entre Bamako-Ségou-Mopti-Sangha et le pays Dogon- Tombouctou et le Sahara-jusqu'à Kayes sur le fleuve Sénégal, totalement impossible à réaliser aujourd'hui, devient un document exceptionnel de peuples vivant en paix dans une incroyable diversité au nom d'une histoire très longue.
La culture tente de s’immiscer
comme thème de campagne électorale. Mais outre le fait qu’elle apparaît pour beaucoup
comme une « danseuse » en temps de crise, nous voyons combien le
débat est faussé par des lobbies défendant avant tout leurs subventions. Si
avoir une politique culturelle d’Etat consiste à dépenser 1% du budget général,
la belle affaire. Certains pays d’ailleurs n’ont pas de ministère de la Culture,
considérant que la culture est partout et du ressort de la société civile pour
en assurer la diversité.
En France, nous sentons qu’il est
temps d’une refondation à une époque de basculement générationnel et d’une
nouvelle donne technologique avec Internet. Quelques auteurs ont pointé avec
justesse plusieurs nouveaux enjeux. Sur le fond, Bernard Stiegler refuse à
juste titre un tri sélectif : des cultures « populaires » et
d’autres non, des publics cultivés et d’autres « éloignés de la culture ».
Olivier Poivre d’Arvor, lui, a identifié deux aspects essentiels qui sont
d’ailleurs liés entre eux : la révolution numérique et la question de
l’exportation culturelle.
Pour ce qui concerne la
définition de la notion de culture dans la société actuelle, il importe de
sortir d’une vision cloisonnée qui n’est plus de mise. Le sociologue Bernard
Lahire a bien montré l’hybridation des goûts et la capillarité des habitudes
culturelles. Ce n’est pas d’ailleurs que l’individu pense faire la même chose
en allant à un match de football ou en lisant un roman japonais. Posons les
choses clairement : la relativité des attitudes n’est nullement un
relativisme philosophique (tout se vaut, donc rien ne vaut rien). L’individu va
voir un tableau de Vermeer différemment de la manière dont il lit une bande
dessinée. Tout cela correspond de plus, dans notre monde d’aujourd’hui, à ce
que j’ai défini comme des identités imbriquées et une histoire stratifiée du
local au global. Nous vivons, non plus avec le High et le Low, la Culture et
des formes d’expression populaires, nous vivons dans un ensemble d’expressions
culturelles, dans un ensemble de cultures qui ont chacune une spécificité :
cultures de tous.
Voilà pour le constat. Mais que
faire ? Supprimer tout ministère et laisser prospérer ou dépérir ? Comment
justifier l’aide publique en temps d’argent rare pour l’Etat ou les
collectivités locales ? Souvent, seule l’argumentation d’une défense des
budgets fait office de politique culturelle. C’est court.
Le soutien aux industries et aux
métiers culturels est un aspect. La pensée d’un patrimoine conservé, valorisé
et facteur d’image est un autre. Mais tout cela doit se faire par une mise à
plat et des enquêtes du local au régional, du régional au national pour être
porté vers le continental et le global. L’Etat dialogue avec les collectivités,
il aide à une mise en réseau de pôles d’excellence sur tout le territoire.
C’est un vrai big-bang de la visibilité
locale qui s’impose. La question n’est pas alors financière, mais de
valorisation et de dynamisation du tissu des initiatives.
Dans quel but ? Que la
culture serve l’image, la visibilité locale pour porter notamment les
entreprises. Que les savoir-faire dans tous les domaines adoptent une attitude
« rétro-futuro » : préserver et innover. Que le tourisme soit
rattaché à la culture d’un côté et l’exportation culturelle de l’autre. On
comprendra ainsi qu’il existe une véritable économie culturelle d’une part et
que d’autre part des apports culturels intangibles, non financiers, non
mesurables, ont une importance primordiale.
Une culture pour porter l’économie
et faire image ? Certes. Mais à quoi bon en élargir la définition si c’est
pour s’adresser à des consommateurs addictifs, passifs. Le prochain
gouvernement sera donc aussi jugé sur une véritable démocratisation culturelle : cultures pour tous. Elle pourrait passer par la création d’un
ministère de l’Education et des Cultures en suivant le fil de la pensée de Jean
Zay. En tout cas, il est nécessaire de créer un Secrétariat d’Etat à
l’éducation culturelle (plutôt qu’une mission interministérielle qui risque de
se perdre dans les limbes administratives). Ce Secrétariat d’Etat aura pour
mission d’offrir les conditions de cette éducation tout au long de la vie
depuis la maternelle.
Du point de vue du contenu, il
importera d’abord d’initier aux pratiques culturelles : création,
techniques, consommation. Ces initiations seront aussi un éveil au sensible. Il
s’agit en second lieu d’inscrire durablement l’apprentissage de repères dans le
domaine visuel et musical.
L’histoire et l’analyse du visuel doivent en effet être enseignés
depuis la maternelle jusqu’à l’université et des modules ouverts à tout âge.
Pourquoi cette urgence singulière ? Nous basculons d’une civilisation dans
une autre. Jamais dans l’histoire de l’humanité nous n’avons été ainsi en
contact avec des images de toutes périodes, de toutes civilisations, sur tout
support, créant une ubiquité constante. Et nos enseignements n’en tiendraient
pas compte ? Nous raterions une étape primordiale (et serions obligés ensuite
de courir après d’autres pays dans quelques années). Nous raterions aussi
l’occasion de développer de la recherche et des produits exportables dans
ce domaine. Il s’agit donc d’un impératif citoyen urgent.
Comment alors faire avancer les
choses de façon décisive (nous avions eu de bonnes paroles de tous les
candidats en 2007, sans aucun résultat) ? Il faut créer ce Secrétariat
d’Etat pérenne. A charge pour lui de commencer par la base : l’inventaire
rapide de toutes les initiatives –souvent remarquables—disséminées sur le
territoire dans le domaine culturel et éducatif. A lui de les valoriser par des
plates-formes régionales et une plate-forme nationale. A lui de créer des pôles
d’excellence en réseau et des outils de formation des formateurs. A lui de
lancer le périmètre d’un établissement public nouveau à partir des ressources
existantes : Centre d’éducation culturelle, qui sera chargé d’animer cette
question de façon souple en liaison avec tout le réseau local et en ayant le
souci aussi de l’international. A lui d’aider France 5 à avoir enfin un rôle
éducatif et valoriser les créateurs et les savants totalement disparus des
modèles sociaux « visibles », ce qui pose une question morale et éducative
fondamentale. Le savoir doit redevenir une valeur dans la société.
Nous en avons assez des bonnes
paroles stériles, de l’argent public dépensé sans aucun effet, des initiatives
nombreuses toujours isolées et méprisées. Nous attendons des engagements clairs
dans ces trois domaines : visibilité des initiatives locales,
démocratisation culturelle, introduction à tous les âges de l’histoire et de
l’analyse du visuel.
Laurent Gervereau
Directeur de www.decryptimages.net avec la Ligue de
l’Enseignement,
plus important
portail d’éducation culturelle francophone
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21 : 03 : 12 |
Toulouse/Merah : médiaterrorisme et "miracle français" |
Je suis, de par ma formation protestante, peu
enclin à la célébration du miracle et n’ai jamais fréquenté Lourdes (peut-être
malheureusement). Mais les derniers événements terroristes que nous venons de
vivre réveillent en moi des sentiments ancrés de longue date.
D’abord, une
grande défiance. Après Madrid, je parlais dans les colonnes du journal Le Monde de médiaterrorisme.
C’est-à-dire un terrorisme conçu narrativement en une succession d’événements
destinés à dicter leur attitude aux médias. Il s’agit d’un grand danger qui
doit appeler en retour des efforts constants de distanciation (alors que
l’horreur, au contraire, rompt la réflexion semblant indécente par rapport à
notre émotion spontanée). Cet événement terrible est circonstanciel. Il nécessite enquête (et encore, que saurons-nous vraiment ?). Les Français ont, eux, à construire la société de demain en parlant de justice, de durabilité, de vie quotidienne. Attention au rideau de fumée.
Nous sommes désormais constamment pilonnés par ce terrorisme, comme par les faits divers ou les catastrophes : la négativité marginale. Ces éruptions défient le vivre-en-commun. Elles détournent des sujets cruciaux concernant la vie quotidienne, comme des enjeux du futur. Cela doit donc se contenir par des principes clairs : limiter la publicité, cesser de parler sans informer ; condamner le principe (suivant la non-violence de Gandhi et pas ce romantisme anarchiste qui déconsidéra les libertaires) ; toujours avoir à l'esprit que sur ce terrain, la manipulation est constante, la vérification impossible et la victoire d'une répression des libertés publiques généralement la conséquence. Terrorisme et faits divers sont des exceptions marginales et malheureuses de la société : il est insupportable d'en faire des stars du news market.
Il y a cependant aussi des leçons positives à
tirer. Déjà, lorsque je montais avec Pierre Milza et Emile Temime en 1998
l’exposition Toute la France. Histoire de
l\'immigration en France au XXe siècle, nous comprenions que les apports de
l’immigration (Belges, Italiens, Polonais, Portugais, Africains, Asiatiques…)
ne touchaient pas seulement le monde du travail manuel mais tous les domaines
de la société, des arts au langage et même aux mœurs alimentaires, c’est-à-dire
les racines profondes de notre vie en commun. Dans l’entrée de l’exposition,
nous rappelions que « croissant » venait du siège de Vienne,
« café » de l’arabe ou « baguette » de l’italien.
Alors, les images des représentants des
communautés juives et musulmanes unis après les événements de Montauban et
Toulouse résonnent fortement. Oui, nous habitons sur un territoire qui a tout
pour être morcelé, divisé, et qui pourtant vit un destin commun. Voilà pourquoi
d’ailleurs le débat sur l’identité nationale fut si inopportun et la
stigmatisation brutale des Roms une faute, alors qu’il importe de défendre dans
le monde les nomades souvent menacés. Vivant en décembre 2006 la campagne
électorale néozélandaise à Wellington, j’eus la stupéfaction d’entendre le
leader de la droite la plus dure commencer son discours par : « Nous,
peuple d’immigrés ». Et il avait raison puisque les Maoris vinrent
tardivement de Polynésie sur ce territoire, juste avant les Européens et
aujourd’hui les Asiatiques.
La France est dans le même cas de figure,
c’est un pays patchwork fait d’influences et d’immigrations successives. Nous savons
désormais que les peuples celtes n’étaient pas homogènes et combien les
mélanges se firent avec les Romains, combien les frontières furent poreuses
entre les Gallo-Romains et ces « barbares » dont on découvre
aujourd’hui qu’ils étaient dans des systèmes d’échanges et de modes de vie très
proches. Il suffit, au niveau régional, de recueillir les influences anglaises
dans le patois du Cotentin ou les traces de civilisation Viking en Normandie pour
saisir sur la longue durée un jeu constant d’échanges entre notre territoire et
d’autres peuples extérieurs. De plus, le fait d’être situé comme dernier lieu
avant l’océan pour les migrations venant de l’est et zone de passage nord-sud
accentue la porosité.
Il n’est pas besoin de faire de la généalogie
ou de rappeler les statistiques indiquant qu’en moyenne tous les Français ont
un grand-parent d’origine étrangère, pour comprendre que nous sommes un
territoire d’immigration. Et pourtant, ce « miracle français » repose
sur une appropriation culturelle et institutionnelle forte par l’ensemble du
peuple. Notre « francitude » n’est pas molle ni honteuse (sauf à
certains moments de l’histoire). Elle est spontanée et puissante, parfois plus
vibrante d’ailleurs encore chez les Français de fraiche date.
Cela tient probablement à un attachement ancré
à l’Etat. Cet Etat centralisateur sous Louis XIV, coercitif, est devenu la
République pour toutes et tous. Contrairement à la tradition des Etats-Unis,
profondément fédéraliste et se défiant de l’Etat (voir Thoreau), la France vit
dans l’union autour de ses institutions centrales. C’est cette union qui permet
de relier le morcellement culturel national. Pourtant, les écueils restent
béants. Au-delà même des arrivés de fraiche date d’Afrique ou d’Asie et de
leurs descendants, le climat, la géographie, les paysages, les mœurs, sont
parfois extrêmement différents d’un lieu à un autre. Quand il faut prendre
l’avion aux Etats-Unis pour appréhender la diversité du pays, il suffit parfois
de marcher en France. Comparez Dunkerque et Ajaccio, Quimper et Colmar, Bayonne
et Le Puy-en-Velay, la Creuse même et le Lot, Besançon et Dijon, la Corrèze et
la Provence…
Et, partout, nous retrouvons ce que j’ai
défini comme des identités imbriquées pour les parcours individuels et des
histoires stratifiées pour les évolutions collectives, du local au national, du
national au continental, du continental au global. Cela doit bien sûr avoir des
conséquences sur notre boussole éducative, tant pour les questions d’histoire,
de géographie, d’environnement, ou pour l’histoire du visuel ou celle des
musiques. La pleine affirmation de ces richesses, dans tous leurs aspects
(« cultures de tous »), permet d’opérer une vraie démocratisation
culturelle (« cultures pour tous »). C’est le moment également, sur
l’ensemble des aspects de la vie quotidienne, de faire un « tri
rétro-futuro », de choisir ce qu’on conserve, ce qu’on abandonne, ce qu’on
recycle, où il faut innover, ce qu’on pense durable ou pas…
La solution face à la crise est donc de jouer
local-global, micro-macro. C’est parce qu’il y aura réveil des énergies locales
que le pays exportera et échangera avec la planète. Il s’agit pour l’Etat de
décentraliser à nouveau, mais aussi de ne pas perdre son rôle
structurant : mettre en place des pôles d’excellence régionaux travaillant
en réseau dans un maillage territorial (qui n’oublie pas l’outre-mer) ;
organiser des plates-formes, des portails de visibilité régionaux et nationaux
pour faire cesser l’invisibilité des milliers d’initiatives locales, souvent très
pertinentes.
L’heure est ainsi à franchir un cap historique
où la cohésion nationale se voit réaffirmée par une République qui défend la
diversité, et permet de la diversifier encore à travers nos identités
imbriquées. Le miracle français, celui d’un territoire aux 300 fromages, aux
querelles de clochers ou qu’on veut embarquer dans des enjeux extérieurs comme
le désolant conflit israëlo-palestinien, ce miracle est notre bien commun.
Comme la Chine unit (parfois avec violence malheureusement) des peuples très
variés, la France est un concentré de diversité. C’est une chance
exceptionnelle dans le monde qui s’ébauche au XXIe siècle, avec des
correspondances directes vers l’ensemble de la planète. Alors, ouvrons les
yeux, cessons les débats stériles, libérons les énergies et protégeons ensemble
notre formidable trésor commun, même si nous ne croyons pas aux miracles.
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10 : 03 : 12 |
Respirons ! Et, soudain, j'apprends la mort de Jean Giraud |
Vous connaissez Chancel ? Non pas l'animateur culturel Roger Crampes qui hanta les étranges lucarnes et radioscopa les voix dans l'air du temps. Non, le dessinateur Jean-Louis Chancel, grand résistant pendant la Deuxième Guerre mondiale. Vous allez pouvoir le découvrir dans les mois à venir sur le site du Musée du Vivant grâce à une belle donation de la famille.
Alors que nous avons aujourd'hui probablement la quatrième éclatante génération européenne (sans compter les Etats-Unis ou le Japon) de créateurs de bande dessinée, que les auteurs historiques (Moebius à juste titre, mais aussi Chris Ware, Tezuka ou Willem et Joos Swarte) sont célébrés en grands artistes qu'ils sont, le dessin de presse est un peu à la traine. Même Saul Steinberg est très oublié ou Gus Bofa. Dubout a bénéficié de l'action de Wolinski. J'ai, avec Christian Delporte, défendu Cabrol et Sennep.
Il est temps de REGARDER Chancel. Entre Hermann-Paul, Bofa, Forain et Grosz parfois, il a des fulgurances. Cela nous sort un peu de la campagne électorale, dont on aimerait raccourcir l'issue par peur des inepsies que les perdants putatifs risquent de nous inventer.
Poussons donc résolument à une éducation culturelle dans laquelle on puisse "apprendre à voir", découvrir des Chancel, ouvrir les yeux sur les medias, installer "Histoire et analyse du visuel" dans l'ensemble du système éducatif. Allez voir et soutenir l'Appel porté par de grandes organisations et des personnalités très variées sur ma page facebook : "L'éducation culturelle, une priorité citoyenne". C'est là une chance historique à saisir.
PS MOEBIUS : Alors que je venais d'écrire cette chronique, j'apprends la mort de Jean Giraud/Moebius. Un paquebot s'engloutit. La semaine dernière, Schuiten à Bruxelles me le disait gravement malade. J'avais pourtant eu encore le bonheur de parler de façon décontractée avec lui de dessin dans les rues de Sienne en septembre dernier pour l'inauguration de l'exposition Manara. Heureusement, il avait connu un succès énorme à la Fondation Cartier. Que dire sur cet artiste majeur dans l'histoire des arts plastiques ? Pratiquer une surenchère placide pour déciller le regard public et affirmer calmement, sans hystérie, que nous perdons un Lautrec, un Hokusai, un Matisse, un Kertesz ou un Welles ? Qu'ajouter à ses derniers petits albums angoissés, à sa personnalité qui pouvait être cassante comme incroyablement disponible et simple (je me souviens avoir regardé avec lui un match de foot dans son pavillon de banlieue en 1998) ? Je pense à sa femme qui l'a beaucoup aidé. Je communie avec tous les artistes qui savent ce qu'ils lui doivent. Jean Giraud est un des leaders de la génération des auteurs de bande dessinée des années 1960 qui auront totalement sorti cette forme d'expression de la vision européenne d'un loisir futile pour enfants. Alain Resnais doit être triste.
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27 : 02 : 12 |
Notre vie, ce sont aussi les institutions |
L'organisation de l'Etat semble indifférente. Pourtant, sentant un formidable décalage entre le peuple et ses dirigeants, nos candidats (présidentielle 2012, France) proposent des réformes à la marge, de manière à sembler réformateurs et soucieux de démocratisation (référendums).
Il est temps de proposer de vraies réformes structurelles d'ensemble. Pourquoi ignorer les questions de fond ? Pourquoi ne pas accompagner le basculement vers les sociétés des spectateurs-acteurs ?
L’avantage et l’inconvénient du choix démocratique est
qu’il suppose l’évolution, les perfectionnements constants et l’esprit
critique. Aucun système n’est parfait et tous, même excellents à un moment
donné, ont tendance à se pervertir et se nécroser. Voilà ce qu’il en est de la
cinquième République française. Nul étonnement alors à ce que chacun en appelle
à des rafistolages divers de circonstance. Mais si nous repensions
l’ensemble ?
Quel système
constitutionnel ? Le système auquel finalement les Français semblent assez
attachés, raillé souvent comme une sorte de monarchie constitutionnelle, est
celui dirigé par un Président de la République révocable qui joue le rôle de
stratège, d’arbitre, de recours, de porte-parole international. Le président
fait le lien (comme tout l’Etat) du local au mondial. Sous sa direction, le
Premier ministre développe la politique choisie, répond techniquement aux
besoins de l’heure, fédère les énergies en réformant dans la concertation. Dans
ce sens, l’aspect « chef d’équipe », celui qui permet la diversité
des avis et des initiatives puis tranche, est probablement la version actuelle
de ce que le Président doit être (et pas un « omni-président » qui
devient forcément un « omni-incompétent »). Il s’agit de gérer
efficacement l’usage des temps différents de l’impulsion, de la concertation et
des débats, de la décision. Du respect des compétences et de la curiosité des
points de vue. D’ailleurs, le général de Gaulle lui-même s’était entouré de
personnalités fortes et variées (André Malraux, Léopold Sédar Senghor, Georges
Pompidou…) dont il écoutait les avis. Un Président « normal » ?
Le pays a cependant
aussi besoin d’une clarification de son fonctionnement à tous les étages, car
chacun est en crise. Au niveau local, la commune ou l’intercommunalité doivent
constituer des niveaux essentiels de décision de proximité (avec référendums
d’initiative populaire qui profitent des nouvelles possibilités d’Internet). C’est
au niveau local que se réveilleront les réflexes citoyens auxquels toutes les
générations aspirent. C’est au niveau local que pourra s’opérer la conjugaison des générations contre le
bourrage de crânes perpétuel de l’impuissance, ne créant que la rage, la
frustration et le désespoir. Dans le dialogue local-global, le réveil du local
est ainsi l’échelon fondamental, la première étape. Celui sur lequel chacune et
chacun a prise, son univers « visible » directement.
Il est nécessaire
aussi de consolider des régions fortes qui portent des pôles d’excellence en
réseau avec une vraie pensée de l’aménagement du territoire. L’émiettement
administratif français (cantons, conseils généraux…) est nocif car, non
seulement il coûte mais affaiblit les régions. Quant à l’Etat central, il
régule, coordonne (aménagement du territoire en pôles d’excellence répartis),
impulse, aide à porter le local vers le continental et le mondial. Ce sont des
réalités stratifiées.
Par le réveil du
local, nous sortirons ainsi les citoyens du sentiment de dépossession de leur
devenir. Nous pourrons valoriser les initiatives sans tomber dans le sentiment
d’une invisibilité, d’une fracture générationnelle, d’une trahison des médias
et d’un personnel politique totalement coupé des réalités quotidiennes de la
population. A l’autre bout, il est nécessaire de renforcer la gouvernance
continentale (ne serait-ce que pour la régulation des échanges) et d’organiser
clairement une gouvernance mondiale quand les questions de circulations
financières, de commerce, de changements climatiques, de pollutions, de
migrations, de catastrophes, de disparition des énergies fossiles… dépassent
les frontières. C’est aussi la question d’un comportement éthique planétaire
minimal.
Mais revenons à la
France. Notre République, pour plus d’efficacité, mériterait également quelques
réformes de clarifications courageuses et pas seulement des bricolages à visée
électorale. Osons des propositions. Comme le pensait Raymond Barre, l’élection
d’un Président pour 7 ans non renouvelable permettrait de développer vraiment
une politique et un programme, à condition d’allonger la durée de l’assemblée
(pour éviter des cohabitations paralysantes). L’Assemblée nationale devrait
devenir ce qu’elle annonce : une Assemblée de l’ensemble du peuple à la
proportionnelle intégrale. Cela supprimerait l’aberration de courants de
pensée très importants par le nombre de sympathisants (comme le Front national
ou les écologistes) sans groupe parlementaire ou même sans député faute
d’accords électoraux –déni démocratique. Le Sénat devrait, lui, au contraire,
être élu au suffrage universel tous les 9 ans pour représenter les territoires.
Nous aurions ainsi un bicamérisme clair et sûrement un renouvellement du
personnel politique (avec l’interdiction du cumul et une limite d’âge à 75
ans).
Nous sentons bien le
malaise actuel. Il résulte de deux sentiments profonds : l’impuissance et
l’injustice. Par certains aspects, il est très spécifique à notre pays. Il est
temps d’oser et de réveiller la France.
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04 : 02 : 12 |
SORTIR DE LA CRISE GRACE A L'EDUCATION ET A LA CULTURE ! |
Soutenez ce texte sur www.gervereau.com (contact), il est d'expression collective dans un contexte de débats utiles pour affirmer priorités et valeurs :
La crise est là,
certes, nous le savons. L’argent public se raréfie. Le moral des Français est
dans les chaussettes. Mais, quand nous regardons sur le terrain la somme des
bonnes volontés, des énergies, de l’inventivité, des actes gratuits généreux,
nous avons le sentiment de chances gâchées, d’un peuple dont on a tué l’espoir
et l’énergie pour le jeter dans la résignation et la frustration. Pourtant, l’économie
ne relève pas seulement de mesures techniques, elle dépend en grande partie
aussi de psychologie sociale. Voilà pourquoi l’intuition de François Hollande
sur l’envie du futur à redonner à la jeunesse est fondamentale pour contrer
cette « fracture générationnelle » --que je dénonçais dès 2005-- en
bâtissant une vraie conjugaison des générations.
Quoi faire alors
pour l’éducation et la culture ?
Tout ne relève pas
de dépenses supplémentaires mais d’objectifs clairs, de confiance à redonner
aux professionnels (notamment par le respect des compétences), de valorisation
médiatique de nos savants et de nos créateurs. Dans le domaine de l’éducation,
il devient urgent de s’accorder sur ce que l’on pourrait appeler une « boussole éducative », qui est à
donner dès le plus jeune âge, car c’est au primaire que les disparités sociales
et individuelles peuvent être corrigées. Lire, écrire, compter, maîtriser des
langues, certes, mais aussi savoir se situer dans l’espace (géographie et
environnement), dans le temps (une histoire générale stratifiée sur la longue
durée qui part du local pour parler du national, du continental et du
planétaire). Parallèlement, à l’évidence, l’usage du corps (gymnastique, danse,
théâtre) est essentiel.
Mais les
enseignants baignent –ils le disent tous les jours-- dans le monde d’identités
imbriquées de nos enfants, où ils se trouvent souvent démunis pour répondre à
celles et ceux qui vivent dans des expressions culturelles mutantes. Il est
donc urgent de leur donner des outils.
A cela, nous le
voyons avec l’explosion médiatique, il faut donc ajouter une éducation
culturelle, qui dépasse la seule éducation aux arts. En effet, les enfants,
comme les adultes, sont désormais bombardés d’images de toutes les époques, de
toutes les civilisations, sur tous les supports. Face à ce maelström incompréhensible,
il devient fondamental d’apprendre des repères en histoire générale de la
production visuelle humaine, qui donnent des renseignements temporels,
géographiques et sur les supports. Cela se complète par des initiations aux
pratiques culturelles : outils d’analyse, initiations à la création,
familiarisations avec les créateurs et les lieux de diffusion culturelle. Dans
ce cadre, il serait utile d’ailleurs de donner parallèlement des repères en
histoire planétaire des formes musicales.
Nous pouvons
comprendre que tout cela ne sera possible qu’avec un très fort décloisonnement
entre éducation et culture. La déperdition d’énergies et d’argent est forte en
effet quand les réalisations sont éclatées en autant d’institutions et de
services. Ne constituons pas pour autant des monstres administratifs ingérables,
mais il est vraiment temps de coordonner, de fédérer les activités pédagogiques
des musées, les développements sur les médias du monde éducatif, les ressources
des médias eux-mêmes, les outils de communication (télévisions et Internet),
les ressources régionales en ligne, le monde de la recherche, l’appétit de
savoir du grand public. Tout le monde a à y gagner et nous cesserons alors d’entendre,
comme depuis vingt ans, des discours de bonnes intentions de ministres suivis
d’initiatives croupions sans effet.
Cet effort
pédagogique national pourra d’ailleurs s’exporter –et pas seulement dans le
domaine francophone. Il renforcera parallèlement le rôle d’un ministère de la
Culture, devenant un vrai ministère des Cultures, défendant clairement l’opéra
comme la bande dessinée, opérant enfin la démocratisation culturelle par la
perméabilité entre les genres, dans une conception qui pourrait se résumer
ainsi : cultures de tous, cultures
pour tous. Partant du local, sans avoir honte de la défense de pratiques
traditionnelles, le ministère permettrait d’aider à valoriser et à structurer
le territoire en pôles d’excellences régionaux (dans l’hexagone et pour
l’outre-mer) et à les défendre au niveau international.
Les Etats-Unis ont
compris depuis longtemps –voir leur hégémonie cinématographique depuis la
Première Guerre mondiale-- que la défense et l’exportation des expressions
culturelles (même très populaires comme le blues ou la country) servaient à
tirer l’ensemble de l’économie en faisant image. A l’ère d’Internet, le
phénomène s’est décuplé.
Voilà pourquoi il
serait donc important de mettre en place une vraie boussole éducative –et de
l’exporter. Voilà pourquoi il devient crucial qu’une structure
interministérielle rassemble les institutions éducatives et culturelles pour
lancer un grand plan d’éducation culturelle, donnant des repères aux jeunes et
aux citoyennes et citoyens, en ouvrant des perspectives de recherche et de
postes pour les étudiants. Voilà pourquoi il faut comprendre l’importance d’un
ministère de la Culture (ou des Cultures), non pas élément coûteux et
superfétatoire en temps de crise, mais vrai porteur des énergies locales vers
le mondial (dans un système d’échanges), aide à structurer les territoires en
pôles de référence, formidable outil de communication pour porter la créativité
et le savoir national à travers Internet, les télévisions, et la dynamisation
de médias indépendants indispensables non seulement à la liberté d’expression,
mais à la diversité culturelle.
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04 : 02 : 12 |
Aider les colibris |
Personnellement, j'ai toujours eu un peu de mal avec l'aspect gourou de Pierre Rabhi. Néanmoins, je suis les activités des colibris : info@colibris-lemouvement.org. Il faut bien reconnaître que les idées et les intentions de ces oiseaux ont l'air plutôt sympathiques. De plus, le fait d'agir ici et maintenant, dans le local, correspond véritablement à l'esprit de SEE, des socio-écologistes (voir le livre Le local-global. Changer soi pour changer la planète sur ce site dans la partie "idées, philo, politique"), comme d'ailleurs les combats des "anonymous" pour éviter la policiarisation et la commercialisation d'Internet (fausse défense de la création) sont sûrement utiles.
Refusons les conventions, la vie formatée, et allez tenter de voler un peu.
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23 : 01 : 12 |
Quel Président en France ? Quel programme ? |
[élection présidentielle française 2012]
Face à l’hyperactivisme de Nicolas
Sarkozy, cumulant les fonctions de Président et de Premier ministre, François
Hollande a dû se justifer (notamment lors du discours du Bourget) sur
l’autorité de sa personne-même et son programme. Voyons les deux aspects et
réfléchissons à ce que pourrait être la fonction présidentielle.
D’abord, le programme. Après des
programmes précis non respectés, la classe politique dans son ensemble s’est
« bayrouisée ». Elle a compris d’une part que les Français ne
croyaient plus dans l’annonce de mesures destinées à faire plaisir à chaque
catégorie sociale et d’autre part que la moindre mesure précise annoncée
faisait immédiatement le miel des cellules de riposte. Alors, nous assistons à
une campagne cache-cache, une campagne de slogans généraux dont François Bayrou
est le champion incontesté. Les seuls –Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon—qui
ont besoin d’annoncer des mesures-phares pour trancher et marquer la rupture se
font rattraper sur le terrain de la crédibilité.
Nous
risquons ainsi de ne pas
avoir une campagne de catalogues programatiques mais une campagne
d’intentions, de signes : au Bourget, François Hollande a donné des
signes
pour rassembler la gauche ; puis, à la Maison des Métallos, il a voulu
démontrer sa crédibilité budgétaire. A la décharge des candidats, le jeu
de masques
devient nécessaire également car la conjoncture étant mauvaise, les
promesses
peuvent devenir des sacrifices et les prévisions être dangereuses dans
un
brouillard international où le pragmatisme comptera. A cet égard,
François
Hollande a choisi sagement un « phasage » dans l’action, entre
l’immédiat et les objectifs.
Il n’empêche que la gauche a aussi
intérêt à affirmer clairement des principes : la justice, la proximité, la
durabilité. Ce n’est pas parce qu’il n’y a plus d’argent que les réformes ne
sont pas nécessaires –au contraire--, à la fois dans les comportements et dans
le fonctionnement d’un pays désemparé et déprimé. La justice est indispensable
et le parti socialiste remet heureusement ce thème en avant, en particulier en
luttant contre les dysfonctionnements de la financiarisation et les
prévarications. Elle seule peut rendre les sacrifices acceptables. C’est le
moteur de la refonte du lien social : assainir et innover.
Ensuite, la proximité consiste à
revivifier le niveau local. Petit à petit, tous les partis s’aperçoivent qu’il
s’agit à la fois du niveau abandonné, abandonné économiquement et
démocratiquement. Le mettre en valeur avec son tissu économique (productions de
proximité, réseau de PME), l’accompagner par une nouvelle décentralisation,
stimule la démocratie locale et l’action de consommateurs-citoyens et de
spectateurs-acteurs qui nous sortent de la société du spectacle pour entrer
dans les sociétés des spectateurs-acteurs en réseau. Voilà le niveau où la
citoyenne et le citoyen ont une grande marge de manœuvre : leur univers
directement visible. Voilà ce que l’Etat devra porter : mettre en place
des plates-formes intermédiaires de valorisation. Le local doit en effet être
porté vers le global dans des bouquets d’échanges.
Enfin la durabilité réside dans le
fait d’avoir une pleine conscience de la planète relative et interdépendante
dans laquelle nous sommes. Inutile de continuer à mentir et à nous leurrer sur
des frontières de papier. La planète est interdépendante car les catastrophes
ignorent les barrières, comme les propagations de pollutions aériennes,
terrestres ou maritimes. De plus, les destructions sont physiques (énergies
fossiles), mais aussi économiques (avec migrations de populations) et
culturelles (acculturations généralisées et fulgurantes). Parce que les plus
pauvres sont les plus touchés par les pollutions, la déculturation ou la
malbouffe, il est donc urgent de réorganiser l’économie avec des objectifs de
durabilité et d’efficacité grâce à des entreprises éthiques dans leur
comportement, leur fonctionnement interne et leur rapport aux fournisseurs et
aux consommateurs. L’injustice économique actuelle est une maladie de
l’organisation économique, pas du marché.
La planète est relative aussi parce
qu’il nous faut accepter --à l’heure des masses déprimées de consommateurs
addictifs robotisés chez nous-- l’absence d’un « progrès » uniforme
et d’un modèle unique de vie. La pluralité de comportements est une valeur
universelle, permettant de choisir et de changer dans le respect de tous les
groupes humains. Le parti socialiste doit là décoloniser sa pensée :
l’image dix-neuvièmiste d’un progrès uniforme pour le monde entier, fondé sur
l’accumulation de biens industriels et de technologies partout semblables est
un leurre néfaste. Cela est compréhensible pour la grande majorité de notre
population déclassée, vivant difficilement et angoissée par le décrochage
social. On ne veut pas vivre partout de la même manière et chacun se situe, non
seulement dans un rapport local-global mais dans des choix rétros-futuros. Le
mouvement n’est pas le « progrès », mais des évolutions, des
progressions, des choix. Le second tour de l’élection permettra peut-être
d’avancer sur ce front du pluralisme, des sociétés ouvertes.
Voilà pour la question du programme.
Venons-en à la personnalité de celui ou celle que nous voudrions pour diriger
le pays. L’hyperprésidentialisme a clairement montré ses limites. Nicolas
Sarkozy en fait s’est autodétruit médiatiquement à force de se surexposer dans
une geste réactive. Il est probablement le plus mauvais communicant de la Ve
République --là-même où il pensait exceller. Celui qui parle tous les jours au
gré d’une actualité allant d’un accord franco-allemand à une jeune fille
violée, se contredit en effet inévitablement, apparaît comme totalement
illisible et ne peut résoudre tous les maux, donc ment factuellement. Au temps
de la mémoire vidéo en boucle sur les télévisions et Internet, l’exercice est
assassin. Même si nous omettons ses fautes de communication graves du début de
mandat (Fouquet’s, yacht, hausse de son salaire…), en faisant un
« président enrichi et président des riches », il a délivré des
messages brouillés (le Grenelle de l’environnement puis « L’environnement,
ça suffit ! »). Sa seule solution est donc à nouveau celle de la
rupture : affirmer qu’il s’est trompé sur différents points et qu’il veut
entamer une présidence nouvelle avec un nouveau Premier ministre (Juppé ?
Borloo ?...) jouant pleinement son rôle pour reconstruire la France et la
réformer dans la concertation.
Cette élection
marque ainsi sûrement
la fin du Président-omnipotent, inquiétante figure autoritariste sans
autorité.
Mais, en face, François Hollande est-il un futur Président qui se cache,
une
personnalité faible, un Président « mou du genou » ? Il a
compris –reconnaissons-lui ce mérite—plusieurs choses. D’abord,
l'importance de la "fracture générationnelle" que j'analysais dès 2005
(dans Bas les pattes sur l'avenir ! chez Sens & Tonka) et
cette incroyable privation de perspectives pour les jeunes, comme
d'ailleurs pour toute une partie de la population active. Mais fera-t-il
émerger des têtes nouvelles et comprendra-t-il les enjeux du futur ?
Ensuite, en temps de
crise, les excès de la « peoplisation », comme lors de la
pré-campagne de Nicolas Sarkozy et de Ségolène Royal en 2006, deviennent
insupportables. Les peuples veulent des personnalités solides, honnêtes,
claires dans la ligne définie.
Dans quel système
constitutionnel ? Le système auquel finalement les Français sont assez attachés, avec un
Président de la République qui joue le rôle de stratège, d’arbitre, de recours,
de porte-parole international. C’est lui qui doit faire le lien (comme tout
l’Etat) du local au mondial. Sous sa direction, le Premier ministre développe
la politique choisie, répond techniquement aux besoins de l’heure, fédère les
énergies en réformant dans la concertation. Dans ce sens, l’aspect « chef
d’équipe » de François Hollande, celui qui permet la diversité des avis et
des initiatives puis tranche, est probablement une version plus actuelle de ce
que le Président doit être. Ce n’est pas une preuve de faiblesse mais l’usage
des temps différents de l’impulsion, de la concertation et des débats, de la
décision. Du respect des compétences et de la curiosité des points de vue.
D’ailleurs, le général de Gaulle lui-même s’était entouré de personnalités
fortes et variées (André Malraux, Léopold Sédar Senghor, Georges Pompidou…)
dont il écoutait les avis. Un Président « normal » ?
Le pays a cependant aussi besoin
d’une clarification de son fonctionnement à tous les étages, car chacun est en
crise. Au niveau local, la commune ou l’intercommunalité doivent constituer des
niveaux essentiels de décision de proximité (avec référendums d’initiative
populaire). Il est nécessaire aussi de consolider des régions fortes qui
portent des pôles d’excellence en réseau avec une vraie pensée de l’aménagement
du territoire. Quant à l’Etat central, il régule, impulse, aide à porter le
local vers le continental et le mondial. Réalités stratifiées.
Notre République, pour plus
d’efficacité, mériterait également quelques réformes constitutionnelles de
clarification courageuses. Comme le pensait Raymond Barre, l’élection d’un
Président pour 7 ans non renouvelable permettrait de développer vraiment une
politique et un programme, à condition d’allonger la durée de l’assemblée (pour
éviter des cohabitations paralysantes). L’Assemblée nationale devrait devenir
ce qu’elle annonce : une Assemblée de l’ensemble du peuple à la
proportionnelle intégrale. Cela supprimerait l’aberration de courants de
pensée très importants par le nombre de sympathisants (comme le Front national
ou les écologistes) sans groupe parlementaire ou même sans député faute
d’accords électoraux –déni démocratique. Le Sénat devrait, lui, au contraire,
être élu au suffrage universel tous les 9 ans pour représenter les territoires.
Nous aurions ainsi un bicamérisme clair et sûrement un renouvellement du
personnel politique (avec l’interdiction du cumul et une limite d’âge à 75
ans).
Voilà des chantiers essentiels dans
un pays à revivifier et qui a besoin de retrouver confiance en lui-même pour se
servir des formidables énergies locales et à nouveau porter des messages dans
le monde. Pour cela, nous n’avons sûrement pas l’utilité d’un président
suractif et illisible mais d’un chef d’équipe qui développe une stratégie et
valorise les forces du pays.
[post-scriptum pour mes amies et amis libertaires : même si nous connaissons les limites de l'action publique représentative --ce qui doit d'autant plus inciter à prendre en mains son quotidien directement--, je ne crois pas à l'équivalence des dirigeants, après avoir directement vécu le marasme général de l'ère Sarkozy en France]
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08 : 01 : 12 |
Michel Onfray, si proche, si loin |
Image : un petit clin d'oeil aux Monsters de Motomichi Nakamura.
Michel Onfray me pose problème car nous sommes dans la même famille de pensée, tout en étant très différents par la biographie et les idées. A l'heure où il sort son livre sur Albert Camus, quelques réflexions.
1. Rien n'est plus énervant que l'émiettement groupusculaire. Je l'ai détesté depuis le début des années 1970 et cela explique d'ailleurs mon absence de carte dans aucun parti depuis cette époque. SEE, dont je m'occupe, est un groupe de réflexion, en aucun cas un parti ni une secte. Je hais les gourous. Voilà pourquoi, il faut se réjouir que Michel Onfray se réclame du mouvement libertaire, un mouvement libertaire conduit à rénover nos pratiques sociales avec des organisations coopératives, mutualistes et fédéralistes, trop mises entre parenthèses depuis le XIXe siècle et qui sont susceptibles de dynamiser le XXIe siècle, avec les démarches éthiques (ce que j'ai montré dans le film A travers les utopies)..
Sur la base du refus ferme du terrorisme --qui a fait tant de mal à l'anarchisme, en renforçant toujours la répression policière-- et du parallèle "anarchie = foutoir" avec absence totale de règles sociales --ce qui n'est pas viable sauf isolement autarcique de micro-structures--, chacune et chacun a cependant sa propre vision et ses propres choix d'un comportement libertaire. Autant d'individus, autant de courants. Néanmoins, quelques orientations générales peuvent rassembler tout le monde et permettre de "diversifier la diversité".
Voilà pourquoi il faut se réjouir du développement des idées libertaires et détester les jalousies de chapelles. Ces idées seules d'ailleurs peuvent régénérer le courant socialiste pour agir sur l'un des objectifs essentiels aujourd'hui : la justice.
2. En tant que personne, je ne connais pas Michel Onfray. Nous avons juste fugacement correspondu par mail. Nos profil sont très différents. Il a choisi une part "visible", alors que j'ai oeuvré dans une grande part "invisible". Même si je ne me reconnais pas dans son assurance professorale affichée, j'ai de l'admiration pour son université populaire, de la sympathie pour ses expérimentations gustatives et son hédonisme, et suis touché par son activisme (cette incroyable production angoissée, cette course contre le temps). Même si j'aurais plutôt critiqué la religion psychanalyste inopérante et lucrative des actuels descendants de Freud que la biographie de ce dernier (expérimental et ayant des pressentiments fulgurants), même si j'apprécie aussi Sartre avec ses excès sans nier ses rivalités et ses intolérances avec Camus, Onfray se retrouve trop souvent en position de devoir "vendre" ses thèses dans un monde médiatique où la subtilité ne paie pas.
Il a le courage d'ouvrir des pistes, d'écrire clair pour tous.
3. Deux choses de fond me séparent de lui. A plusieurs reprises, il s'est rapproché de l'extrême-gauche, de l'étatisme, d'une tradition autoritaire, qui me font frémir. J'ai très peur des relents nationalistes de l'antimondialisation et des tendances bureaucratiques autoritaires de la défense d'un Etat non renouvelé et qui n'a pas de comptes à rendre sur son efficacité et la justice de son fonctionnement. Face à ces dangers, c'est toute l'organisation locale-globale qu'il faut repenser, en démarrant par la base : la reprise en mains du vivre-en-commun de notre univers directement visible par chacune et chacun. Passer de la société de consommation passive et addictive aux consommateurs-citoyens et de la société du spectacle aux sociétés des spectateurs-acteurs.
La seconde chose est la philosophie de la relativité. Au temps des périls climatiques, des catastrophes sans frontières, des migrations économiques, des pollutions planétaires, de la malbouffe pour les plus pauvres, de l'acculturation exponentielle, le big-bang de l'écologie matérielle et culturelle impose de repenser tous les fonctionnements locaux et globaux. La pensée occidentale n'est pas un progrès et n'est pas supérieure aux autres conceptions du monde. Il faut s'inspirer de tout et de tous, et expérimenter, bouger.
Non, nous ne voulons pas vivre dans les Alpes comme à Rouen ou à Ouagadougou et nous n'y pratiquerons pas la même agriculture. Voilà les grands enjeux d'aujourd'hui. Ils sont ceux à la fois d'une reprise en mains de l'hyper-local avec nos identités imbriquées et nos histoires stratifiées et d'une pensée de la diversité globale fondée sur le refus de l'uniformisation moyenne, de la normalisation, du grand hôpital planétaire pour le "bien" commun. Les Massaï comme les Inuit ont le droit de continuer à chasser. Entre préserver, retrouver, innover, s'opèrent les choix rétro-futuros évolutifs.
Voilà qui nous ouvre à notre planète en transformations.
4. A ces différences près, je crois qu'il est important, dans une époque de tant d'incurie et de manque d'imagination (le banquier Attali, d'une prétention abyssale, donnant des leçons de rafistolage d'un système injuste), d'exprimer sa sympathie et son respect pour des personnes comme Michel Onfray qui sont sur des routes parallèles. Nous allons dans le même sens. Salut donc Onfray !
P.S. Grâce à l'article de Philippe Dagen dans Le Monde, je suis allé au Musée archéologique de Guiry-en-Vexin : quelle étrangeté et quelle poésie que ces bas-reliefs soviétiques de l'exposition internationale de 1937 brisés, retrouvés en 2004, reconstitués à côté de statues gallo-romaines et de tombes...
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03 : 01 : 12 |
Réveillons 2012 |
Pour démarrer une année qui doit bouger, mon nez en plein vent à l'île de Molène, une île sans impôts, sans voiture et sans police, vivant à l'heure solaire ! NOUVEAU à la suite de vos demandes : vous pouvez devenir membre gratuitement du SEE-socioecolo Network en nous écrivant sur "contact" (prénom et nom, ville et pays, email, et vous recevrez la newsletter)
« Ce qui n’est pas vécu, est toujours
une surprise », bonne ou mauvaise d’ailleurs, disent les Yaos de la forêt
nord-laotienne. Et nous voici face à une année 2012 qui nous fait frémir par
avance. Les prévisionnistes –souvent des statisticiens, continuateurs de
tendances—nous annoncent du sang et des larmes sans espoir. Nous serons
sûrement surpris donc. Mais dans quel sens ?
Il peut être très négatif si nous continuons
à écouter ce mot « crise » asséné depuis 1973. En effet, les seules solutions
proposées sont le retour à un nationalisme protectionniste d’un côté --qui n’a plus de sens à l’heure où les périls
écologiques et les migrations liées à des événements géopolitiques mondiaux
obligent à mettre en place des gouvernances planétaires-- et de l’autre,
l’acceptation passive d’une mondialisation productrice d’injustices, de
déculturations et de destructions du capital énergétique et vivant planétaire.
Comment croire à de telles solutions ? Et ce n’est pas le communisme
d’Etat qui peut prétendre à être une solution alternative : tous les
gouvernements autoritaires, laïques ou religieux, apparaissent, partout dans le
monde (et singulièrement dans les pays musulmans aujourd’hui), comme
inacceptables au temps des identités imbriquées et des individus en réseaux.
Alors ? Alors, si, en France, l’offre persiste
à consister dans ce choix stérile entre nationalisme et mondialisation aveugle,
nous allons dans le mur et creusons le sillon du simplisme comme ce
nationalisme (à la hongroise) habillé en gaullisme social prôné par Marine Le
Pen --oubliant par ailleurs que le général de Gaulle fut un décolonisateur et
un constructeur de l’Europe. Le malaise est si grand et la part « invisible »
de la population française sans perspective, « ramant » au quotidien,
si importante, que tout regard illusoire vers un passé mythifié semble
protecteur : Marine apôtre des Sixties (ce qui est un paradoxe au regard
de l’histoire de son courant de pensée). Elle joue avec habileté sur le local, celles
et ceux à qui on ne parle plus, sur ces micro-réalités diversifiées qui font le
vivre-en-commun, et sur la rupture consommée avec les puissants. Elle défend
les savoir-faire et la préservation des traditions.
Voilà pourquoi il est temps d’ouvrir d’autres
perspectives politiques, en tenant un discours de vérité et d’espoir, car les crises peuvent servir à s’écrouler dans la
passivité ou justement à se réorganiser profondément suivant des règles
acceptables et compréhensibles par toutes et tous. Regardons alors quelles sont les perspectives
d’avenir pouvant être apportées par chacune des grandes familles politiques
françaises.
Le meilleur de la droite n’est pas son
conservatisme ni un nationalisme qui a produit 200 ans de guerres. Le meilleur
de la droite est de ne pas oublier le passé, tous les passés, dans des
histoires stratifiées sur la longue durée qui vont du local au global. Sans aucun
esprit de « paradis perdu » qui n’a jamais existé, ni de flagellation
rétrospective perpétuelle incompréhensible pour les générations actuelles. Le
meilleur de la droite est aussi sa défense des traditions (même culinaires),
mais dans une perspective de transformation. Voilà pourquoi la dimension locale-globale est essentielle
(descendre les décisions au plus près des citoyens, diversifier les solutions)
et que l’Etat aide à organiser, réguler, pour porter vers le global. Nous ne
voulons pas vivre à Guéret comme à Bordeaux. Nous ne cultiverons jamais en
Beauce comme dans les Alpes. Nous sommes attachés à la langue bretonne et au
kouign-amann comme à Montmartre, sa commune libre et son vin. Tout cela se fait
dans un esprit de tri rétro-futuro :
ce qu’on veut garder, ce qu’on veut changer, ce qu’on veut retrouver, ce qu’on
veut inventer.
Du côté du centre, il existe deux
tendances : libérale et démocrate chrétienne. Le libéralisme --même s’il est
devenu dans l’esprit français une caricature financière inacceptable-- a eu dans
l’histoire internationale des vertus indiscutables : l’affirmation de la
nécessité du marché et de la concurrence a stimulé fortement l’innovation
(associée trop facilement au « progrès ») et stimulé les initiatives ;
des formes de gouvernements ouverts aux débats démocratiques et un formidable
développement des médias (de la presse jusqu’à Internet). Ses théoriciens
considèrent d’ailleurs que l’accumulation de l’argent par quelques-uns,
l’héritage des entreprises et les monopoles sont néfastes à la bonne marche
économique. De son côté, la démocratie chrétienne, telle qu’elle s’est développée après la Deuxième Guerre
mondiale, a favorisé la réconciliation des peuples à travers l’Europe,
l’antiracisme, la tolérance entre les religions. Message fort.
Il faut donc pousser les atouts de ces idées libérales
en développant des micro-marchés, en
panachant les préférences locales et des productions mondialisées, en reprenant
conscience de l’importance des petites et moyennes entreprises, de tous ce
micro-tissu économique (la disparition du dernier pêcheur à l’île de Molène
serait un non-sens), en innovant par des organisations coopératives,
mutualistes, en créant des labels d’entreprises éthiques et éco-responsables,
en demandant des comptes à des administrations efficaces… C’est par le bas que
l’économie peut être relancée alors que les connaissances et les énergies sont
là. C’est par le bas que s’organisera la mobilisation sociale de chacune et
chacun dans les emplois concurrentiels ou d’utilité collective.
Parallèlement, il est temps de défendre au
niveau mondial un pacte moral commun (notamment en redonnant une prééminence
aux choix politiques sur l’économique), une police planétaire qui puisse
permettre de supprimer les armées, un code de conduite écologique évolutif. La
voix de la France doit être une des voix du réveil d’un devenir collectif
global dans une vraie vision philosophique
de la relativité. Cesser de tirer des leçons à posteriori de l’histoire
pour avancer vers une vision pluraliste du monde : un monde de tolérance avec des religions et des
conceptions de la vie différentes, des modes de vie variés, un monde où le
Berlinois n’est pas supérieur ou plus « avancé » que le Wayana, un
monde où chacun choisit et évolue.
Quant aux socialistes, qui ont l’air
aujourd’hui tétanisés, entre un complexe gestionnaire, des errements
affairistes et une allergie à l’écologie ? A ces leçons de proximité et
d’organisation globale, ils doivent ajouter leur cœur de métier : la
justice. Elle passe d’abord par l’œuvre éducative à travers la vie, en
renforçant la « boussole éducative » délivrée au primaire, qui est le
fondement de l’égalité des chances et aussi la possibilité d’évoluer dans ses
connaissances tout au long de la vie. La justice passe aussi par une réforme de
la fiscalité urgente pour arrêter les passe-droits et les inégalités
flagrantes, pour réduire aussi les disparités par le patrimoine encore plus
injustes que celles des salaires. La justice suppose également d’exercer une pression
pour mieux assurer le fonctionnement d’entreprises et d’administrations
éthiques dans leur organisation, leurs services, leurs conditions de travail,
la répartition des rémunérations, leurs produits. La justice demande
parallèlement de stimuler les énergies et de reconnaître l’importance de tout
un tissu associatif de bénévoles qui forme une passerelle nécessaire entre les générations et une formidable
plus-value non-financière. Il est temps en effet de passer de la consommation passive aux consommateurs-citoyens et de la société du spectacle aux sociétés des
spectateurs-acteurs. C’est enfin à un big-bang culturel qu’il est urgent
d’appeler pour défendre la diversité des médias, développer des structures
intermédiaires de valorisation, permettre des choix directs des citoyens à côté
de ceux de jurys professionnels.
Il est temps enfin que les socialistes
réalisent leur Bad Godesberg écologiste. La défense de la justice ne peut se
réaliser que dans la défense de la durabilité. L’écologie –disons-le une bonne
fois pour toutes—n’est pas une question pour bobos qui ma ngent des germes de soja. L’écologie est la grande question planétaire : les
ouragans, les sécheresses, les pollutions massives des mers, des terres et de
l’air, la malbouffe, l’acculturation galopante (en 2 ans, 2000 ans de
traditions peuvent voler en éclats), tout cela touche avant tout les plus pauvres. L’écologie est donc une question de
survie commune et de justice. C’est en plus, si on sort des visions
sectaires, le moyen de repenser beaucoup
de façons de se comporter, d’apporter des solutions variées, de choisir
individuellement, d’expérimenter. Le monde paysan ne peut que se rapprocher des
écologistes pragmatiques, et les écologistes doivent tolérer les partisans
d’une chasse ou d’une pêche raisonnée. La
production n’est pas antinomique d’expérimentations nouvelles et de durabilité,
au contraire voilà la source d’innovations nombreuses.
Alors, si nous regardons 2012 avec ces
perspectives positives apportées par tous les courants de pensée, et si un
candidat les prend en compte et les porte avec sincérité et honnêteté, la
population ne lui fera pas grief de n’avoir pas tout réussi, mais le pays aura
des buts, un cap, des idées, des objectifs. Ce sera la bonne surprise Yao. La France, pour l’instant, court, folle et
désespérée, comme un poulet décapité. Il est temps de reparler à chacune et à
chacun. De cette manière, nous reparlerons au monde d’une voix cohérente,
respectée et crédible. Cessons de subir et de gâcher nos énergies.
A signaler, la sortie de l'article " Coincés entre nationalisme et mondialisation" sur le site globalmagazine.info, rubrique "jus de crâne" : http://www.globalmagazine.info/article/171/96/Coinces-entre-nationalisme-et-mondialisation
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23 : 12 : 11 |
L'invisibilité, c'est quoi ? |
Cela fait plusieurs années que je décris la
forme d’ « invisibilité » actuelle, par exemple dans la partie sur "les invisibles" du film L'Info est-elle comestible ? projeté depuis 2009. C’est d’ailleurs
probablement à cause de cette réalité que j’ai dû passer de travaux sur l’analyse des
images à l’analyse des médias, puis à des positions politico-philosophiques (www.see-socioecolo.com) insistant sur
trois notions : justice, proximité, durabilité.
L’invisibilité, la non-représentation d’une
partie importante de la population est évidemment ancienne : c’est le
corps anonyme du peuple dans nos systèmes pyramidaux depuis le Néolithique. Il
s’y ajoute un autre élément à partir de la Révolution française : la
revendication d’une figuration du peuple et celle d’une expression populaire (voir
d’ailleurs à cet égard la très intéressante exposition actuelle du Musée
Carnavalet sur Le Peuple de Paris au XIXe
siècle). Entre la fin du XIXe siècle avec les mouvements socio-anarchistes
et l’entre-deux-guerres (des personnalités comme Henry Poulaille ou les appels
à un « réalisme socialiste »), la volonté de montrer le travail et
les masses travailleuses ainsi que parfois celle de les faire s’exprimer (« littérature
prolétarienne » de Poulaille) balance de l’hagiographie enrôleuse à la
dénonciation des conditions de vie.
Qu’est-ce qui change aujourd’hui ? Ce qui
change est d’ordre social et médiatique. D’un point de vue social –voilà
l’aspect le plus éclairé depuis plusieurs années--, des populations
hétéroclites majoritaires vivent difficilement, se sentent impuissantes et non
écoutées. Ces précarisés sont de trois ordres : celles et ceux qui sont à
la rue ou dans des systèmes d’assistanat ; les travailleurs pauvres (et
cela touche beaucoup les jeunes même diplômés) ; enfin, toute une partie
de la société pouvant être très
instruite, travaillant beaucoup, composée des « déclassés » n’ayant
pas hérité et donc payant cher leur logement et leur nourriture, alors qu’ils
peuvent avoir des postes très qualifiés.
Paradoxalement, les plus visibles sont
probablement les premiers, car ils hantent nos rues et nos télévisions. Mais l’angoisse
des autres ? Celles et ceux qui ont un logement, une profession, de
l’argent, et qui, à plus de 50 ans nourrissent les banques d’agios, débutent
les mois ponctionnés de toutes parts, avec juste le droit de se taire pour ne
pas être indécents ? Celles et ceux qui vivent des crises à répétition
depuis les années 1970 ? Qui ont compris que l’ascenseur social s’arrêtait
au 4e et que le 5e étage était réservé à une petite
minorité ?
Ils sont invisibles dans un système où les
représentants politiques ne peuvent les comprendre car ils n’imaginent pas
leurs difficultés. Ils décrochent. Ils décrochent d’autant plus qu’à cette
crise sociale s’ajoute une crise médiatique. L’écroulement télévisuel en est le
grand responsable : la façon dont la télévision commerciale a aspiré dans
l’abîme la télévision publique vers la néantisation culturelle a rendu
invisibles des pans entiers de la société. De plus en plus de gens s’expriment,
agissent, diffusent, pour de moins en moins de relais. Non pas qu’il y ait eu
un « âge d’or », mais parce que le passage de la culture de l’écrit
(avec la floraison des revues) à la culture des images a considérablement
appauvri l’offre intellectuelle.
Par ailleurs, tandis que la vulgarité et la
bêtise individuelle sont étalées comme d’ailleurs une vraie insulte au peuple,
nos savants et nos créateurs ne sont nullement des modèles. Nous sommes
matraqués de personnel politique (désormais souvent fier d’être inculte), de
sportifs, d’actrices ou d’acteurs ou de chanteurs morts. Quid des jeunes
créateurs ? Des jeunes musiciens, plasticiens ? Des expérimentateurs
sociaux ? Quid des grands savants (et pas des vulgarisateurs de seconde
zone qui font de la science marketing) ? Crise des modèles. Crise des
valeurs.
Nous passons pourtant de la « société du
spectacle » aux sociétés des spectateurs-acteurs. Avec Internet, les
possibilités d’expression, de diffusion, de création sont immenses. Le niveau
de maîtrise de ces outils s’est beaucoup développé. La société des loisirs
(comme d’ailleurs le système éducatif) a incité aux pratiques multimédias. Chacune
et chacun s’exprime à longueur de journée. Du coup, tout le monde écrit son
roman, pratique la photo, le théâtre ou la peinture, lance des idées. Sans
effet : l’abondance de l’offre tue
le choix. La frustration grandit.
La quantité aujourd’hui noie la perception de
la qualité et même son identification.
Picasso peut mourir jeune au Bateau-Lavoir : en dehors même de
l’écroulement télévisuel (et de ses conséquences dans la
« peoplisation » en boucle), nul critique honnête et sérieux n’a la
capacité de rendre compte de l’immensité de la production actuelle. La
submersion est la première des censures.
Voilà pourquoi il existe une double peine des
invisibles : une peine sociale et une peine médiatique. Peine sociale car
le mérite ne sert plus à rien et le décrochage s’accélère pour une frange considérable.
C’est bien un travail sur la justice qui s’impose là, depuis l’école jusqu’aux
règles sociales dans l’Etat et dans les entreprises. Les consommateurs-acteurs
et les citoyens-acteurs doivent y inciter par une reprise en mains des actions
locales. L’éveil politique n’est pas la révolution dangereuse du lointain, ni
d’ailleurs le repli protectionniste sur l’Etat ou la tentation communautaire
autarcique, mais la multiplicité des expérimentations locales qui parlent à tous
dans un rapport local-global. Là,
cessent l’impuissance et la peur.
Et la peine médiatique ? Elle vient du
fait que tous s’expriment dans le vide. Alors, au temps des sociétés de
spectateurs-acteurs, il devient nécessaire de multiplier les structures locales
de valorisation pour aider à une diffusion globale. J’avais appelé dans un
article sur « un ministère des cultures » à la nécessité de mixer des
jurys tirés au sort dans la population et des jurys de professionnels pour
ouvrir le champ des sélections. Dans tous les domaines en fait, la majorité de
la population a le sentiment du « cause toujours » avec des systèmes
bloqués.
Il est imputable aux médias, bien sûr, qui
tournent en rond autour de ce qui « marche » (parce qu’il faut vivre)
--qui est aussi ce dont ils parlent. Mais pas seulement. Il est imputable à
l’absence totale à l’ère d’Internet de ces structures intermédiaires
d’expression.
Au temps de la crise économique, il est donc
temps que la justice légitime la pénurie prévisible. La durabilité aussi. Mais
il est temps également que les spectateurs-acteurs, les consommateurs-acteurs,
se réveillent pour reprendre en mains les pratiques et les choix locaux dans
des échanges locaux-globaux. L’Etat doit devenir à la fois ce régulateur et ce
passeur.
Alors, nous changerons la perception d’une
poudrière sans perspective qui est celle des 99%. En effet, sans visibilité,
laissée à l’aveuglement des puissants, la somme des individualités risque sinon
de s’égarer dans des aventures de groupe retombant sur des pratiques extrêmes
autoritaires (de droite ou de gauche, religieuses ou laïques) à l’avenir tristement
prévisible. De l’indignation, passons, avec visibilité, à l’expérimentation du local-global.
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