Les media et moi :
une histoire
A l’ère des « people », comment intervenir dans l’espace public, tandis que se cumulent crise des médias, crise des valeurs, crise des modèles ? Analyses générales et exemple concret d’un créateur et d’un intellectuel fricotant avec ces questions : moi.
Disons-le, quand on a des intuitions fortes depuis longtemps (images, mondialisation, écologie culturelle…), jouer la seule postérité reste frustrant. Comme certains autres, je suis heureux des traces directes que je laisse (oeuvres, livres, films, sites Internet…), pas de leurs reflets dans les médias traditionnels. Peser sur les débats publics de son époque, agir concrètement, demeurent des nécessités à mes yeux --refusant l’orgueil du mépris généralisé et du splendide isolement. Voilà pourquoi j’ai construit des instruments de diffusion indépendants, tel ce site Internet. Et, comme beaucoup de personnes écrivant et ne pouvant s’empêcher de diffuser des idées sur ce qui les entoure, j’ai envoyé des propositions d’articles dans les journaux papier depuis plus de 30 ans pour tenter d’instiller propositions et concepts dans l’espace public.
Je l’ai fait de façon progressive, réservant d’abord à une revue confidentielle ma « Weltanschauung » (mot prétentieux pour caractériser ma vision du monde adolescente pataphysico-situationniste –mais l’adolescence est faite d’arrogances, de fulgurances et d’abîmes) des années 1970. Ensuite, je n’ai pas cherché à accompagner le grand roman L’Homme planétaire et sa première partie Défaut d’identité ou mes réflexions sur la philosophie de la relativité par des publications publiques (années 1980). Mais, parallèlement, j’ai commencé des travaux scientifiques sur l’affiche politique, liée à mes activités professionnelles, et aux questions de propagande par l’image. S’est alors posée la question de ma « qualification ». Etais-je « historien », « historien de l’art », « historien des images » ? Rien ne s’est avéré satisfaisant car, lorsque vous débordez les catégories (en librairie, où mettre mes publications entre « histoire », « art », « communication » ?), vous finissez dans notre monde réducteur par être nulle part.
Alors, j’ai eu beau influencer des générations d’étudiants (le livre Voir, comprendre, analyser les images, par exemple, réédité depuis 1992) et travailler sur le décryptage de tous les types de médias, inventer en 2000 une discipline scientifique « l’histoire du visuel » (développée ensuite notamment à travers le Dictionnaire mondial des images), mes interventions publiques furent disparates et erratiques. Bref, je n’ai pas songé à vendre ma personne en m’auto-intitulant « Monsieur Images », par exemple. Ce faisant, j’ai quand même accepté d’apparaître dans la presse, à la radio et à la télévision mais avec peu de profit personnel (pas simplement financier). Les savants et les créateurs ont perdu la bataille de la représentation publique, quand le borborygme d’un acteur ou d’un footballeur sera davantage repris que l’analyse d’une situation par un chercheur et quand sont mis sur le même plan des personnes ayant réalisé un travail de fond et d’autres qui sont des vulgarisateurs.
Les savants et les créateurs à la télévision –moi avec tant d’autres— sont ainsi des figurants castés, alibis, des Loana pour une bouillie spectaculaire, interrogés sur n‘importe quoi et pas pour transmettre le contenu même d’une recherche. On passe un bout tronqué d’interview sans aucun intérêt (en supprimant la partie de contenu) ; on nous fait pousser une porte ou tourner les pages d’un livre pour faire couleur locale ; on nous invite dans des débats où il faut hurler en 30 secondes un avis tranché sur ce qui intéresse le journaliste mais pas vous... Par trois fois, sur trois chaînes différentes et à trois époques, j’ai monté des projets d’émission avec des partenaires différents autour de mes domaines de compétence (les images), pour qu’au final des succédanés présentés par des journalistes apparaissent peu après étrangement. Travaillant sur le visuel, je me suis cependant –probablement à tort-- interdit la radio, où la liberté peut être plus grande.
Car voilà le problème majeur et grave : au temps du news marketing (il faut vendre les nouvelles, pas les choisir, les transmettre, les interroger), les compétences hors système médiatique n’ont aucune chance d’alerter, de proposer, d‘instiller des idées. Le tempo médiatique échappe à la société civile. Il échappe d’ailleurs aussi aux politiques, qui peuvent proférer des discours de fond résumés à une petite phrase envoyée sur twitter. Il échappe également aux journalistes eux-mêmes qui savent ce qu’il faut fournir, sous peine de ne pouvoir passer : du précuit emballé, du scandale à outrance là où il n’y en a pas (on va se taire sur les micro-particules ou le contrôle de la vie privée par surveillance et gestion des données qui devraient occuper sans cesse l’actualité de fond, et s’exciter à outrance pendant une journée sur un bout de phrase en boucle d’un « bon client »). Le système s’est autopiégé. Nous savons par exemple désormais l’empire du fait divers : le triomphe du sang de proximité et du chien écrasé constitue la défaite absolue de l’exercice d’information. Du coup, les politiques deviennent les brebis égarées du compassionnel, en démontrant ainsi sans cesse leur impuissance.
Malheureusement, ce news marketing a contaminé tout le système et explique l’extrême pauvreté de l’offre des médias intermédiaires (ces médias hyper-concentrés, entre les émissions massives des individus et les médias-relais). Ils vivent d’ailleurs sous perfusion publique, sans que soit posée vraiment la question de la justification de cet argent dépensé. S’ils n’existaient pas, serait-on davantage dans la commercialisation de l’information ? N’y aurait-il pas alors plus de médias d’opinions diverses en phase avec la société et plus d’offres culturelles ou commerciales cherchant à exprimer la façon dont elles veulent travailler de façon éthique ? Le paysage explose et les cartes vont être radicalement redistribuées de toute façon.
On peut donc gloser… Revenons à mon cas personnel qui, je crois, est éclairant du rapport aux médias aujourd’hui, car je suis évidemment loin d’être le seul. Publiant des livres ou des films et concevant des expositions ou des sites Internet, j’ai pu aussi instiller quelques interventions relevant de ma spécialité professionnelle dans la presse écrite : Le Monde ou Le Figaro ou à la radio de service public (France Inter et France Culture) Difficile néanmoins d’imposer le tempo de son actualité : quand en 1992 les médias ne s’intéressent nullement à la guerre d’Algérie ou en 1987 à la Première Guerre mondiale, il n’y a vraiment rien à faire. Dix ans après et plus, tout le monde se surexcite sur le sujet. Un réalisateur de film peut imposer une certaine actualité (et encore avec difficulté vue l’abondance des sorties) pendant une semaine, pas un penseur indépendant.
Aujourd’hui, dirigeant le premier musée international sur l’écologie et m’étant évertué à montrer l’histoire longue (depuis la Préhistoire) des rapports des humains avec leur environnement, je suis de longue date convaincu que l’écologie au sens large est le nouveau levier expérimental pour repenser le vivre-en-commun, au-delà de tout dogme et en liaison avec les scientifiques. Pas très original peut-être mais très différent des querelles de chapelle sectaires ayant déprécié le mot « écologie », ce qui est une vraie défaite de la pensée. De plus, cette réflexion sur la longue durée est originale et devrait être promue au niveau mondial, mais notre pays (terrain du snobisme jaloux et autodépréciateur) est un des plus calamiteux pour la promotion de ses savants et créateurs : il faut être parti à l’étranger ou mourant pour qu’un peu d’admiration collective atteigne nos « trésors vivants ». Au lieu de distribuer des médailles qui mélangent le bon grain et l’ivraie, il faudrait valoriser nos savants et créateurs, celles et ceux qui perpétuent l’excellence et innovent : des « Trésors vivants du patrimoine et de l’innovation ».
Pour revenir à l’impératif écologique, j’ajoute un point très important que personne ne comprend pour l’heure : je pense que cela doit se faire avec une « philosophie de la relativité » et un nécessaire évolutionnisme. La philosophie de la relativité est une leçon de tolérance et une défense d’approches, de regards sur le monde et de modes de vie variés dans une perspective résolument post-coloniale : décidément, il n’est pas « supérieur » ou plus « civilisé » d’être assistante dans le BTP à Arcueil que chasseur-cultivateur Yao en forêt laotienne. Elle est une pensée locale-globale qui affirme la stratification planétaire (locale-nationale-continentale-globale). L’évolutionnisme, lui, est destiné à comprendre que nous transformons nos fonctionnements (en impulsant et en subissant) pour imaginer et innover, mais sans « progrès », sans société parfaite qui ne peut être qu’inhumaine et concentrationnaire (grande leçon du XXe siècle). Dans la soupe mentale actuelle, difficile à faire comprendre…
Autre problème, significatif mais de détail : comment signer mes interventions dans ce domaine ? Je signe alors d’un qualificatif vague et à la mode : « philosophe ». Ce faisant, avec le mot « philosophe », je participe au brouillage déqualifiant de l’époque que je dénonce. Sous l’aspiration journalistique irrépressible, se sont ainsi multipliés des « spécialistes » de tout n’ayant travaillé sur rien : sociologues, sémiologues, psychanalystes… et philosophes bien sûr. Mais aussi désormais des historiens choisissant les angles et sujets les plus « vendables ». Je reste un emmerdeur passionné du travail de fond qui admire davantage un Pierre Laborie (ayant mené un travail de bénédictin sur le contrôle de la correspondance pour évaluer les évolutions des opinions publiques pendant la Deuxième Guerre mondiale) que d’autres venant servir aux journalistes ce qu’ils attendent, d’autant plus péremptoires qu’ils ont survolé le sujet.
J’ai alors effectivement toujours un problème de définition et d’affichage public. Tentons de faire le point. Je suis d’abord un créateur, puis le début des années 1970, avec des créations plastiques dont le catalogue raisonné est placé sur ce site, et ai publié des écrits depuis 1976, puis des films (1 court, 1 moyen et 8 longs-métrages). J’ai une vie professionnelle de spécialiste international du patrimoine, une vie scientifique concentrée sur l’histoire du visuel et l’analyse de tous types d’images (www.decryptimages.net). Depuis 2010, au-delà de la philosophie de la relativité qui m’occupe depuis les années 1970, j’anime le groupe de réflexion socio-écologiste international (fondé au Brésil et au Canada) : SEE-socioecolo international. Pour développer ces idées du local au global avec des sociétés ouvertes, j’ai publié plusieurs livres (Le Local-Global. Changer soi pour changer la planète, voir www.gervereau.com) et des articles comme « Nous sommes tous des Africains », plaidant pour une France-Monde (voir Facebook).
Alors, quel est donc le problème en dehors de mon absence d‘image publique, dont je suis largement responsable, ayant refusé de devenir un amuseur médiatique ? Le fait que le non-développement de médias-relais laisse l’internaute entre des milliards de données des médias de base et l’hyperconcentration des médias intermédiaires. Plus d’infos (un déversement de tout et n’importe quoi) et aucun choix ou presque, assorti d’une déculturation et d’une acculturation généralisées. Je ne puis donc plus me comporter comme Guy Debord, si je souhaite peser sur les choix publics et privés de mon époque. De plus, la déqualification est à l’œuvre, quand Lorant Deutsch ou Stéphane Bern sont appelés « historiens » (ils s’en défendent désormais), tandis que des Georges Duby ou Marc Ferro n’auraient plus aucune chance de réaliser aucune émission. S’ajoute à cela désormais le pillage sans citation dans le milieu universitaire lui-même et les guerres d’influence linguistiques. Allez expérimenter –comme je l’ai fait—la façon dont des concepts non-anglo-saxons sont censurés immédiatement sur le Wikipedia en anglais, sous des prétextes fallacieux de langue ou de sources non-anglophones.
Le splendide exil et le silence sont donc dangereux dans notre situation actuelle, car le risque est de n’avoir aucun poids sur le cours des choses et, au mieux, de préparer de la matière pour de futurs nécrophages (la France adore les morts, mais il existe de plus en plus de morts qui restent dans leurs tombes…). Voilà pourquoi j’ai tout de même cherché à publier des articles dans les médias intermédiaires, de façon prendre date. Le Monde a ainsi édité un article sur l’écologie culturelle. Plus récemment, considérant que les socialistes français ne peuvent se renouveler qu’en assumant une dimension socioécologiste, je me suis inquiété vivement de la disparition de l’écologie durant la dernière campagne électorale (dans Libération).
Aujourd’hui quelle est mon analyse ? Elle est évidemment aussi légitime que celles des retourneurs de veste, des commentateurs du commentaire ou de la pensée molle. Nous nous faisons enfumer par le présupposé –très utile pour beaucoup-- d’une France vieillie, raciste et réactionnaire. Le Front national est devenu un instrument politique disproportionné dans notre pays. Tout le monde joue avec et c’est délétère. J’estime alors précisément que ma pensée est aussi importante que celle de Marine Le Pen. J’estime que mes convictions socioécologistes, tournées vers l’avenir en défendant une France-Monde, sont plus importantes que les vieilles ficelles aigries, réactionnaires, inopérantes. Va-t-on vraiment fermer les frontières pour défendre la nation française du XIXe siècle ? Notre histoire est plus longue et nos messages universalistes plus forts : stop donc à la France rabougrie, à la pensée rabougrie.
Je soutiens alors que mon combat local-global, ce combat où je me sens autant Français que Marine Le Pen (ou Montmartrois ou Lotois), aussi ancré et attaché à mon territoire (j’ai d’ailleurs fait des sacrifices de carrière considérables en restant ici), qu’empathique vers l’Europe et tous les autres continents, est la vraie dimension d’aujourd’hui, qu’il n’y a pas à avoir peur, qu’il est normal de défendre les productions de proximité dans un marché ouvert et même des spécificités locales choisies (traditions et folklore). Et je sais n’être pas seul.
Alors, Gervereau, où est le problème ? Le problème est circonstanciel : je ne peux plus diffuser ces idées dans les médias intermédiaires, si tant est que mon espace de parole fut grand en la matière. Jean-Claude Guillebaud écrivait dans le journal Sud-Ouest du 29 décembre 2013 : « En humiliant la parole, la « com » ébranle peu à peu la démocratie représentative ». Ce monde lissé du discours policé lasse. Il est déconnecté des citoyens, comme cette pensée SciencePo (je connais, j’y suis passé), devenue non une machine à modération politique mais une machine à immobilisme. Son empire est immense et elle écarte sauvagement tout autre forme de réflexion comme dangereuse ou insensée. Finalement, on a des recettes qui ne marchent pas mais, au lieu de chercher à faire autre chose, on persiste. On pleure sur l’absence d’imagination mais on laisse les inventeurs sur le bord du chemin. On gère la pénurie au lieu de penser la transformation. On dépense beaucoup, par exemple, pour la culture mais sans promouvoir une conception offensive de cette notion au temps des guerres d’influences intellectuelles planétaires ayant directement des conséquences économiques et politiques.
N’acceptant pas cet état de choses et ne supportant nullement l’immobilisme gouvernemental technocratique sur les nécessités d’avenir, j’ai persisté à faire parvenir des articles au Monde (car ils me semblaient adaptés au médium et à ses publics) pour alerter et aider à bouger les lignes sur des sujets divers de ma compétence (culture, écologie, philosophie de la relativité et France-Monde). Las, plus aucun de mes articles ne passe. Et Le Monde n’est pas spécifiquement en cause : ce n’est pas différent dans les autres organes de presse, car désormais il faut correspondre aux débats de l’heure et les spécialistes deviennent des journalistes non payés corvéables. De plus, les articles ne sont plus lus s’ils sont un peu complexes et pas le développement d’une idée simple. On aboie à la télé, les livres sont devenus des articles et les articles des slogans.
Face à cela, le piège est double : soit protester et être vu comme un aigri acariâtre, soit se taire et être inexistant à l’ère du tout-médiatique, ou faire des brûlots à sens unique inopérants sauf pour se vendre. Ma pensée –je l’ai écrit-- consiste à affirmer la nécessité d’un équilibre stratifié entre médias-relais et médias intermédiaires pour sortir du non-choix actuel, d’une information pas démocratique. A mon modeste niveau, j’ai donc décidé d’écrire –et de décrire—ici.
Action d’autant plus nécessaire que tout le monde se tait devant pareille aberration et que le mépris pour les savants et les créateurs est devenu abyssal partout, tant qu’il n’est pas noté sur leur front « vu à la télé ». A près de 60 ans et ayant beaucoup travaillé et produit, j’en ai moi-même proprement assez de me retrouver –droite et gauche confondues—face à des ministres ou des conseillers de ministres qui ne savent rien de qui je suis et de ce que j’ai fait, qui ne sont même pas allés voir mon site Internet et se montrent plus respectueux du moindre présentateur télé. Ne sont pas respectables les personnes qui ne vous respectent pas, dans une arrogance infondée.
Quand Alexandra Sublet est plus célèbre et respectée que Jean-Louis Crémieux-Brilhac, je crois que les modèles sociaux ne sont non seulement pas bons, mais déséquilibrés et très dangereux. Voilà pourquoi j’ai lancé en 2013 cet exercice d’admiration qu’est l’émission culturelle [decryptcult] sur le portail d’éducation culturelle www.decryptimages.net. Il s’agit de mettre en valeur les savants et les créateurs. Voilà un combat pour la « résistance des savoirs », indispensable au temps du brouillage des valeurs et où les décideurs sont devenus trop dépendants des bruits éphémères du show biz.
Répétons-le, je n’accepte pas d’être moins bien traité que David Pujadas, à la fois par les médias et le pouvoir politique. Ce n’est pas de la prétention, c’est de la lucidité. Il ne s’agit pourtant nullement pour moi de me brûler sous des projecteurs qui ne m’intéressent pas, de chercher à faire fortune, de vouloir la gloire, mais d’être respecté après avoir oeuvré bénévolement pendant des dizaines d’années à expliquer les grandes mutations de notre époque, notamment pour les images et les médias mais aussi sur l’écologie culturelle (sur une voie rétrofuturo, avec traditions choisies et innovations) ou la nécessité de bouleverser la science historique en lançant le grand chantier de l’histoire stratifiée.
Oui, je prétends désormais développer ma vision du monde, murie pendant 40 ans et pas moins légitime que celle des hurleurs professionnels. Oui, je veux peser sur le local-global et les nouvelles organisations stratifiées --ici et sur notre planète. Oui, je dénonce depuis longtemps à travers mes études sur les médias (Inventer l'actualité. La construction imaginaire du monde par les médias internationaux en 2004, puis La Guerre mondiale médiatique en 2007), ce que j'ai appelé les "sociétés du contrôle", qui consistent en une uniformisation commerciale de tous les continents, une normalisation des individus (un "grand hôpital planétaire") et leur surveillance généralisée. Oui, je pense que nous sommes en France dans un système oligarchique bloqué, injuste et hypocrite, et qu’il est temps que les socialistes fassent leur Bad Godesberg écologiste, que le personnel politique déconnecté se renouvelle et que la démocratie directe soit possible (référendums locaux et nationaux). Oui, il est urgent de revivifier les pratiques démocratiques contre la censure rampante, la concentration de l'information (nécessité de médias-relais pour défendre le pluralisme), l'esclavagisme de la consommation addictive uniformisée, le spectacle acculturant et déculturant doublé de la ghettoïsation dans le décrochage éducatif : il faut le faire en développant des pratiques innovantes de consommateurs-acteurs dans des sociétés de spectateurs-acteurs --et plus du spectacle comme le définissait Guy Debord--, diversifiant la diversité en réseaux par des pratiques d'écologie culturelle accueillant les évolutions constantes de nos identités imbriquées (allez voir tous mes écrits à ce sujet sur ce site dans "livres" et dans "idées,philo..." et expérimentez !). Oui, j'ai peur d'un monde éclaté d'îlots autarciques figés, de communautés concurrentielles et souvent prosélytes, comme j'ai peur des masses abêties contrôlées, normées pour le règne de l'argent. Oui, je crains l'intolérance, le "progrès" (une mystique pour tuer le choix et les diversités), la perfection (l'idéologie sanitaire : durer pour durer), l'arrêt de l'histoire, le torticolis rétro, l'étouffement des libertés par des pratiques démocratiques qui tournent à vide au profit de quelques-uns (fonctionnement du chloroforme aussi pervers que les interdictions des dictatures). Oui, je crois qu’il est temps de tenir un langage de vérité sur notre monde en transformations profondes, de lutter contre les conservatismes réactionnaires, de faire entrevoir les perspectives vitales et passionnantes du futur, qui doit être de préservation de notre environnement commun sans empêcher les innovations constantes et les expérimentations. Oui, il faut promouvoir des entreprises éthiques et profitables, des administrations efficaces, des associations conjuguant les générations, faisant de la solidarité, des individus comprenant le prix des échanges de la générosité et de la gratuité. Oui, la vie est une aventure désespérée mais intense justement grâce à sa finitude.
Non, je ne veux pas me répandre dans les médias, faire le perroquet de moi-même. Non, je n’ai pas d’aspiration à devenir un leader politique. Non, je me refuse au slogan, au raccourci sémantique. Et, même si le surnom le plus adéquat qui m’ait été donné est « Mister Local-Global », je ne récuse nullement les autres apparus ici ou là : « Monsieur Images », « Evolutionniste », « Philosophe de la relativité », « Senhor Retrofuturo », « Mister Plurofuturo », « France-Monde »… Je continuerai en tout cas à multiplier les propositions et les traces multiformes. De toute façon, s’il fallait vraiment un résumé sémantique à mon existence, il réside dans l’œuvre Cité des Points de Vue, qui nous parle d’images, de médias, du rapport au réel, de pluralisme, de culturodiversité, de local-global et de relativité.
Alors, j’écrirai encore un peu avant de me consacrer à la création plastique. Lisez, diffusez, débattez. Voici donc (ci-dessous) un exemple d’article non envoyé aux médias intermédiaires –tandis que l’explication de ce non-envoi est devenue aussi un autre article s’achevant ici.
Cette explication –pour celles et ceux qui lisent encore un peu et croient aux idées-- a été rédigée à Saint Georges de Didonne le 29 décembre 2013 et conserve volontairement certains aspects circonstanciels liés à l’année de sa réalisation.
Laurent Gervereau
Mister Local-Global
Les déconnectés
Vu de Wallis et Futuna, l’hexagone apparaît beaucoup plus engagé dans un rapport local-global que la France frileuse et déprimée ne l’imagine. Ici, sur ces 3 îles (Wallis, Futuna, Alofi), c’est matériellement le haut débit qui est nécessaire pour des micro-entreprises innovantes collaboratives, autant pour la transformation des activités primaires (agriculture, pêche, élevage) et tertiaires, que pour les activités des nouvelles technologies en réseau régional et planétaire (voir l’exposition : Vagabondages à Wallis, Futuna et Alofi. Parcours d’écologie culturelle). Ces îles aux cultures hybrides ont en effet là autant de chances que la Xaintrie, des quartiers de New York, l’Equateur ou le Burkina Faso.
Pfffff. La pauvreté du débat d’idées hexagonal ressort pourtant par contraste, martèlement créé par une tête d’épingle minoritaire, tandis que beaucoup s’activent ailleurs, déconnectés. Je ne parle pas de l’emprise du fait divers et des news lacrymales pour vendre de l’info, ce serait trop facile. Visons plus intello (parler aujourd’hui d’intelligence, de savoir et de création devient héroïque, quand chacun pleurniche sur son nombril en direct/live…). Prenons l’exemple d’un saint laïc actuel : Edgar Morin. La conjonction des médias traditionnels, très resserrés paradoxalement à l'heure de l'explosion du Net, provoque en effet des focalisations successives mettant en avant des personnages dont il devient commun de faire l'éloge, quand bien même et surtout lorsqu'on n'en sait rien et qu'en plus on n'en a pas lu une ligne. Aujourd'hui, qui se permettrait ainsi de critiquer Edgar Morin en France ? Avec les lignes qui suivent, mon bannissement est donc acté (cela ne changera pas grand-chose au pays des invisibles et, de toute façon, plus personne ne lit les textes de réflexion : il faut hurler ou péter dans des vidéos pour avoir un peu d'écho, c'est l'époque Cyril Hanouna...).
Edgar Morin est effectivement de toutes les conversations et de toutes les citations –précisons : en France, en 2014, et dans certains milieux, et peut-être pas pour longtemps. Lorsqu'il a fallu trouver un grand entretien genre philosophique en fin de campagne électorale de 2012, le journal Le Monde a fait dialoguer bien sûr François Hollande avec Edgar Morin. Le propre, depuis longtemps, de la pensée d'Edgar Morin est d'être une pensée généreuse, sympathique, mais "molle", peu heuristique et peu opérationnelle. Lisez son ouvrage à tendance gouroumachique : La Voie. Vous pouvez être d'accord sur ce qui est dit mais ce n'est ni nouveau ni très opérationnel, comme une compilation de bons sentiments dans l'air du temps. D'ailleurs François Hollande, qui est un pur pragmatique, se fiche complètement de ce que pense Edgar Morin dans la construction de sa politique. Cela dit, Edgar Morin serait un découvreur de nouveaux concepts pour la vie terrestre à venir que cela ne changerait probablement pas grand-chose.
Stéphane Hessel, que j'ai connu dans les années 1990 quand je montais l'exposition sur l'histoire de l'immigration en France --c'est à dire bien avant que les projecteurs de Frédéric Taddéi ne l'aient brusquement sorti de l'ombre-- n'était pas un théoricien mais un acteur important et déterminé de l'Histoire, au demeurant humainement extrêmement sympathique, avenant, d'une grande élégance d'esprit et d'une grande dignité. Bref, quelqu'un qu'on aime admirer. Combattant de base au nom d'idées, résistant au cours des choses et au sens commun quand cela lui semblait dangereux, il peut être l'emblème d'une exigence à perpétuer pour l'organisation de sa vie quotidienne comme pour les choix théoriques de ses actes. Vu le succès insensé et inespéré de son cri de résistance, il a dû chercher une suite concrète et s'est rapproché ainsi à la fin d'Edgar Morin pour les propositions de sociétés futures.
Tout cela pour dire les défauts du débat d'idées aujourd'hui, l’inadéquation par rapport aux transformations profondes en cours et l'incapacité pour beaucoup à changer de paradigme. Crise des modèles. Nous avons ainsi une offre très décevante en France : une pensée inopérationnelle réactionnaire, du repli ; une pensée tout aussi inopérante de la révolution et des régimes étatiques autoritaires, dont on a constaté les désastres ; entre les deux, le marais majoritaire des gestionnaires sans idées véritables autre que le "pas de vagues, parons au plus pressé", avec un mot d’ordre « l’économie » (c’est fâcheux pour des politiques qui deviennent des techniciens), une idéologie « la croissance » (certes, mais quelle croissance, dans quel but, pour quelle organisation locale et planétaire, quel mode de vie individuel ici et ailleurs ?), et un horizon radieux « le plein emploi » (mais dans quelles entreprises et quelles administrations, avec quelles organisations internes, quel rapport entre travail et actions solidaires à tout âge, quels types de productions et de consommations, quel rapport entre travail et répartition de l’argent, entre économie monétaire et économie de la gratuité… ?).
Dans ce contexte de néant prospectif --cela ne durera pas, je pense, et un grand mouvement local-global pragmatique devrait émerger, mariant les alternatifs comme les collaboratifs, les solidaires et les environnementaux--, ce qui se détache devient toutes ces actions concrètes à la base de personnes qui refusent la privation de démocratie directe et montent des actions solidaires --hors idéologie-- en réseau. Cela peut être aussi bien sûr le fait d'entreprises innovantes. Tout cela forme une "toile" horizontale coupée du niveau supérieur traditionnel mais pouvant converser avec d'autres continents.
Ainsi des "basiques" locaux-globaux amorcent les sociétés de consommateurs-acteurs, de spectateurs-acteurs. Cela fait des années que je plaide pour un retour au local dans des réalités stratifiées. Voilà la seule façon de lutter contre le repli réactionnaire : faire comprendre aux populations qu'elles peuvent marier des traditions choisies --parfaitement légitimes et même indispensables comme ancrage-- avec des transformations voulues (le rétrofuturo). Dans ce sens, refusant la morosité générale et l'immobilisme étatique des notables gestionnaires, ces basiques s'inventent des modes de vie sur le terrain et échangent entre eux. Célébrons et encourageons donc l'ère des basiques. Ils ne préparent pas la révolution car ils n'ont plus rien à faire des substrats, indifférents, ils avancent solidaires entre eux, ce sont les DECONNECTES, connectés horizontalement.
Pensons alors la déconnexion douce.
On pourrait en rester là, car l'écoeurement est total en France avec une berlusconisation de la vie publique doublée du triomphe des administratifs gestionnaires sans idées, interchangeables et occupés avant tout de leur carrière. Le pire est encore la berlusconisation, dont la sphère Sarkozy ou Cahuzac sont les emblèmes. Elle s'entretient par la judiciarisation de la vie politique qui permet le triomphe des avocats : Fin de l'ère de l'écrit, primat de l'oralité (twitter reste encore dans l'interjection et la petite phrase). Triomphe donc des grandes gueules professionnelles, spécialistes de la colère feinte et du mensonge claironné, pouvant changer d'avis tous les jours au gré de l'opinion. Même gravement en faute, avec opportunisme et culot d'acier, ils ne cessent d'attaquer et de proclamer leur innocence. C'est le règne de la péroraison sans principe (entretenant le news market) et du mensonge-roi : Bernard Tapie fut un guide.
Que faire ? Continuer à écrire, penser, agir éthiquement et refuser ce qui n'est pas acceptable, le coeur réchauffé dans cette société à deux vitesses parce que la générosité occupe encore beaucoup de concitoyennes et de concitoyens. La République des avocats ou des énarques n'est décidément pas une République pour l'ensemble de la population. Le décrochage ne pourra ainsi que s'amplifier, à moins d'un sérieux correctif.
Peut-on cependant se satisfaire de ce pourrissement et se réfugier sur son Aventin ? Qui a le sens profond de l'intérêt public ne le peut pas malgré l'envie de vômir face au cynisme des puissants coagulés en meute et en place depuis 30 ans et plus. A quoi servirait de crier : ça va péter ! Slogan de plus. Et si la cassure apporte un bordel liberticide, est-ce une solution ? Alors, devant l'affligeant spectacle actuel du néant programmatique (ce n'est pas le social-libéralisme qui va mobiliser les foules...) et des "affaires" en litanie, favorisant les conservatismes réactionnaires nationalistes (on va vers ce qu'on connaît), répétons encore une fois quelques convictions fortes.
Disons-le donc à nouveau, les seuls objectifs susceptibles de motiver la jeunesse pour la gauche sont la justice et la durabilité : une gauche socio-écologiste, un Mouvement solidaire (solidaire socialement et solidaire sur les questions environnementales). Une conception spirituelle du monde fini et de la défense de la diversité (biodiversité et culturodiversité).
La droite républicaine, elle, se trouve désormais coincée entre un nationalisme souvent xénophobe et la droitisation libérale du Président de la République : un piège politique susceptible de la faire exploser. Elle devrait en fait se servir de ce que la gauche n'a pas utilisé : le local-global. La droite doit ainsi se localglobaliser dans son discours, c'est-à-dire défendre des traditions choisies et la proximité, tout en inscrivant cela dans l'innovation et les échanges planétaires : je suis d'autant plus d'Argentat que je commerce ou dialogue avec l'Indonésie. Il reste donc à la droite de devenir "tradinov", un Parti de la tradition et de l'innovation. Socioecolo et tradinov, Mouvement solidaire et Parti de la tradition et de l'innovation, avec ces nouveaux concepts idéologiques nous aurions des débats autrement plus intéressants et des perspectives pour l'ensemble de la société --dans une nécessaire conjugaison des générations en évitant l'actuelle fracture générationnelle très délétère.
Faute de quoi, ce localisme mondialisé décroché s'imposera sur le terrain, mais au risque de ruptures violentes et d'affrontements communautaristes et nationalistes dans des sociétés fracturées du chacun pour soi à la recherche de l’autarcie autoritaire. Il est urgent donc de se motiver sur le futur. Il est urgent de repenser les axes politiques, de renouveler l'offre et le personnel politique (notre classe politique est nécrosée). Une déconnexion douce et une reconnexion motivée.
Mister Local-Global
Futuna, le 27 avril 2014